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ASSOCIATION FÉCAMP TERRE-NEUVE

ARTHUR  DE  GOBINEAU

1 8 1 6  - 1 8 8 2
Chapitre II  : Saint - Pierre

«  L'aspect n'en est ni gai ni attrayant. Si la mer est grise et sombre, la terre qui s'offre aux yeux l'est encore plus. Elle est seulement d'une autre nuance, et, pour peu que le brouillard l'enveloppe, comme au moment où le Gassendi l'aperçut, elle ne présente aux yeux qu'un amas de quelques roches s'élevant à peine au-dessus du niveau des eaux, l'écume qui tourbillonne et s'épar­pille autour de brisants, et les lignes heurtées, confuses, sans grandeur, de certains points culminants de la confi­guration de l'île, le tout paraissant, à travers la brume, comme un visage de femme un peu maussade, un peu vulgaire, à travers les plis d'un voile. La place occupée par ces quelques îlots presque imperceptibles est si minime dans l'Océan, et la nature du climat est si portée à la déro­ber aux navigateurs, qu'il semble facile de passer à côté sans en rien voir. Dans tous les cas, l'approche n'en est pas sans danger, et cette terre presque à fleur d'eau, peu visible les trois quarts de l'année à cause de la pluie, est entourée de tant d'écueils que, très souvent, au moment d'y aborder, les navires s'y perdent. Pour conjurer le péril autant qu'il est possible, de demi-heure en demi-heure, lorsque le temps l'exige, un coup de canon est tiré pour avertir les bâtiments, au large, et leur faire connaître la proximité de la côte.

[…] Quand nous fûmes mouillés dans la rade, en dedans du cap à l'Aigle et vis-à-vis de l'île aux Chiens, le panorama de Saint-Pierre se découvrit libéralement à nous et, d'un seul coup d'œil, nous pûmes inventorier tout ce que cette résidence offrait de remarquable. Dans le fond, en face de nous, un groupe de maisons en bois à un étage, presque toutes noircies par l'âge et surtout les pluies ; une habitation un peu plus haute, ressemblant assez bien à la demeure d'un bon bourgeois dans les environs de Paris, moins les sculptures que le goût moderne y ajoute, mais bien et dûment garnie des inévitables persiennes vertes : c'est la demeure du commandant de l'île ; plus loin, le clocher d'une église assez jolie, en bois comme tout le reste ; en face du gouvernement, un petit port intérieur, qui porte le nom très usité dans ces contrées de barachoix, où se réfugient les goélettes quand la rade n'est pas tenable, ce qui arrive assez souvent, surtout l'hiver ; puis une manière de fortin dont l'usage réel ne paraît être autre que celui de donner des canons à prendre à un ennemi quelconque ; enfin, à droite et à gauche, des cases éparses et des graves, ou plages artificielles, construites en cailloux et où sèche la morue. Nous sommes ici dans l'em­pire de ce poisson. Vivant ou mort, il va désormais se montrer constamment à nos yeux. C'est la raison d'être de Saint-Pierre, c'est sa seule et unique production, c'est le possesseur de la mer, de la terre, et, il faut le dire, pour son odeur, il le devient aussi de l'air qui n'en est mal­heureusement que trop imprégné. »

Voyage à Terre-Neuve, 1861
Pour en savoir plus, voir l'article de Jean Soublin :
Le voyage à Terre-Neuve de Gobineau
in Annales du Patrimoine de Fécamp
n° 07 - 2000
Pour relire Le Voyage à Terre-Neuve de Arthur de Gobineau, nous recommandons l'édition parue en 1989 "Aux amateurs de livres", qui bénéficie des précieuses notes, intoduction, chronologie et index établis par Roland Le Huenen.